Les nouveaux enfants-soldats

Publié le par Chris

 

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Les nouveaux enfants-soldats

 

 

« D’où partez-vous ?

Ou voulez-vous en venir ?

Qu’est-ce qui vous autorise à estimer

 que vous en avez terminé ? »

 

Wittgenstein

 

 

 

En quête de prôtai archai kai aitiai[1]

 

Pourquoi écrivons-nous? Ecrire car nous sommes touchés et que nous voulons toucher. Ce qui m'a touché dans le thème de la liberté, c'est son immensité. L'homme y erre comme un navire perdu sur une mer inconnue. Et cette immensité m'effraye aussi. Paul Valéry ne disait-il pas que la liberté était un de ces détestables mots qui ont plus de valeurs que de sens.[2]

Et puis je me suis recentré sur moi-même, mon vécu et mon expérience. Etant en faculté de philosophie, j'étais normalement à la meilleure place pour avoir une vision claire et distincte de ma propre liberté. Malheureusement, ce constat ne fut pas aussi joyeux que je l'espérais. Il prit dans mon esprit les couleurs d’un Parce Domine[3] philosophique fort sombre.

 

Pour cette lecture, il me semble important de vous prévenir : il n’y a pas une once de vérité dans mes propos. Ce n’est pas une argumentation, mais plutôt le tableau bien maladroit de mes impressions et sentiments. Je suis et reste le serviteur de votre lecture et m’excuse d’avance de l’aspect fort disgracieux de mon texte.

 

 

Le chant du cygne des Dons Quichottes

 

            La philosophie m’avait-elle rendue libre ? Cette question fut mon point de départ pour cette réflexion, en plus d’être le début d’une longue introspection, au fil de mes souvenirs depuis mon entrée en 1er année de faculté de philosophie.

            La philosophie offre à ses enfants une solide méthode analytique, un corpus correct de connaissances et, parfois et selon les circonstances, un sens critique. Mais elle implique aussi un jugement particulier sur les choses devenant « toujours plus complexes », sur-spécialisation oblige. La philosophie pense mais ne juge pas. Ou si elle juge, elle ne condamne pas. Le philosophe est avant tout un Homo Academicu[4]s, bien loin du Don Quichotte des vieilles lumières du vieux continent. En effet, notre souci –légitime de par l’origine de notre discipline- de l’objectivité nous positionne régulièrement en observateur neutre dans les débats de société actuels. Or l’observateur neutre ne peut signer de sa plume un article ou un pamphlet bousculant l’ordre établi, sans perdre le statut quo cher  aux universités.

            Loin des étudiants radicaux des années 70 entrant à l’université en même temps qu’au Parti communiste, nous sommes également de moins en moins nombreux. Et désormais tout intellectuel est universitaire, détestant –et jalousant aussi peut-être - tout néophyte ne provenant pas de leur sphère. L’université n’est plus la source vive des courants de contestation intellectuelle moderne. Par ses rouages, elle intègre les éléments nouveaux et les mets en relation avec d’autres, le plaçant ainsi sous la menace de la crédibilité. Je m’explique. Il faut citer. Citer et se faire approuver par ses confrères, dont on surligne les titres. Le statut légitime le propos, dirait Machiavel.

            Ainsi, que peut la recherche philosophique avec ces deux jambes cassées : l’incapacité de réagir à chaud et les normes des consécrations académiques ? Don Quichotte peut rédiger son mémoire, sujet devenus objet d’étude. Il peut aussi défiler, en étudiant, dans les défilés, tout en les étudiant. Sans pouvoir rien en dire dans son langage critique et policé. Et puis, sans mauvais jeu de mots ce coup ci, pourrait-il dire ? L’université est un lieu de savoir qui dicte son discours universitaire à ses membres. Et par ce discours, il oriente et structure le savoir transmis, pour le rendre identique à chaque étudiant. Nous apprenons les mêmes ensembles de connaissances (noms, dates, concepts, etc.), que nous étudions de la même méthode de travail (lecture, interprétation, travail rendu, examens etc.). Une telle unité de forme et de fond, limite forcément la diversité des interprétations d’un même texte par les étudiants. L’exemple limite est le QCM : vrai, faux. Même savoir, même réponse, et même correction informatique impersonnelle et uniformisée. Nous ne faisons pas encore de QCM en philosophie, mais déjà nous commençons à lire les mêmes livres et à avoir un certain nombre d’opinion commune sur les principaux auteurs étudiés. Cet esprit univocisant[5] dans la négation de l’individu n’a-t-elle pourtant pas comme unique source l’exigence universitaire d’évaluation ? Etrange besoin de quantifier de la pensée – au kilo de mots ?- que nous voyons là.

            Notre époque voit-elle venir la fin des Dons Quichottes ? Gageons qu’ils survivent dans leurs assauts à venir contre les mécanismes de l’université. Projeté par les ailes du moulin, que je croyais être un géant sanguinaire, dans les airs de mon envol, verrais-je au moins des étoiles ? Cyrano tiendra-t-il parole [6]?

            Mais malheureusement les cieux des idéaux philosophiques me semblent bien vides d’astres en ces temps modernes.

 

 

Le supplice de Tantale

 

            Ainsi, paradoxalement à l'idéal d'ataraxie antique, la position d'un philosophe moderne honnête relève désormais de l'équilibre du supplice de Tantale. A peine veut-il attraper les fruits sucrés de l'Idéal et de l'Absolu que cet arbre fruitier ontologique qu'avait rêvé Platon, Kant ou Hegel, relève ces branches et les mets hors de portée de l'infortuné. Ou bien veut-il éteindre sa soif en buvant les eaux claires et propices à l'oubli du scepticisme, qu'aussitôt l'onde reflue et s'éloigne de notre malheureux philosophe. Ainsi demeure-t-il assoiffé de doute et de nihilisme autant qu'affamé d'idéaux et de transcendance. L'esprit critique se situe en équilibre de ces deux extrêmes.

            Et pourtant notre siècle fut propice davantage à nous ôter tout espoir de rejoindre l'idéosphère[7] qu'à nous retirer de l'écume du scepticisme. Je le dis, nous nous soûlons avec du mauvais vin. Avec nos méthodes de déconstruction de l'argumentation, nous détruisons toutes illusions et nous les plongeons dans le marasme de l'absurde et du non-sens. De nos jours, les étudiants entrant à l'université sont plein de fougue, prêts à brandir n’importe quels étendards sur n’importes quelles nouvelles terres. Ensuite nous les soûlons de notre mauvais vin sceptique et rationnel. Nous noyons au fond de nos verres leurs rêves au lieu de les accompagner. Et pour finir, ils sortent de l'Université, l'enthousiasme, ou les pieds, devants, ayant perdu toute foi en quoi que se soit. Ils seront enseignant, sans passion, feront leur job, en-saignant comme d'autres passent le temps en le regardant passer. Et leurs élèves, loin de recevoir l'énergie nécessaire pour changer la société, ne feront que la répéter. Abyssus Abyssum Invocat comme dirait l'autre. 

             Cette opinion, assez noire, me fut confortée par la découverte d'un documentaire sur le site http://ladeseducation.ca. Jean Bédard et Mathieu Côté-Desjardins ont mis au point leur définition de ce qu’est cet étrange concept ; la déséducation. Il s’agit de la propagation d’une ignorance programmée et structurée pour tenir les personnes en état d’inconscience. Ainsi que de l’action de déformer l’esprit en abêtissant, de manière innocente ou par intérêt contiguë à la tendance sociopolitique de l’heure. Et conforté également par la lecture de l'énergique Indignez-vous[8]. Mais il faut doubler ce supplice de Tantale avec une autre critique du système où nous évoluons.

 

 

In Vino Veritas ou cigüe à petites doses

 

Ceux qui pratiquent la philosophie la croient abstraite et désincarnée de toute réalité historique. C’est un très vieux préjugé. Pourtant inutile de lire Bourdieu[9] pour se convaincre que l’idéologie libérale qui lubrifie les rouages de nos administrations rongent également notre pensée.

Adormo[10] a déjà écrit que nos spéculations n’ont de réalité que si elles comportent également une facette pratique. Penser une chose revient à identifier l'ensemble de ses implications pratiques, car seules ses implications confèrent un sens à la chose pensée[11].

 

De même les moindres gestes qui nous réalisent au monde influe notre pensée. Acte et Pensée sont les deux facettes de la même pièce de monnaie qu’est notre vécu. Cette interaction entre nos actes quotidiens et nos pensées philosophiques impliquent de nombreuses choses, la limite empirique de notre condition humaines nous interdit toute prétention à l’infini mais également à l’inertie. Le système donc marque nos pensées et nous oblige à user ici de la métaphore malheureuse de l’enfant-soldat. La construction de notre système d’enseignement et d’étude, cadre dépassant largement celui de la philosophie, nous pousse à l’excellence et à la concurrence entre nous. Par le moyen des évaluations, des concours et autres bourses, nous devons « éliminer » nos camarades devenus adversaires, pour entrer dans le « marché » du travail. Une lutte d’esclave pour être celui que l’on vendra le mieux. Méthodes, connaissances et articles publiés sont nos armes, le milieu universitaire notre terrain de combat. Kant[12], reprochant à la métaphysique d’être devenue un champ de bataille –et de ruine- ne serait guère désorienté face à notre situation actuelle.

            Les enfants-soldats d’Afrique et ceux que nous sommes sont les victimes du même système destructeur qu’est le libéralisme, car il est devenu général et mondial, se transformant de plus en plus en une idéologie implicite et abstraite. Certains même sont venus à le penser naturel et obligatoire pour toute société. Je ne me lancerai pas dans une critique en règle – et ennuyeuse- du libéralisme mais je ne peux empêcher une pensée de s’échapper de moi pour se coucher sur ce papier. L’on peut se demander à quel point l’exigence de rationalité et de logique, prônée par la philosophie moderne, n’est pas l’un des plus subtils et solides remparts de ce système. Car cette exigence infeste toute parole dite philosophique, jusqu’à cet article qui doit ironiquement s’y soumettre pour vous convaincre de son propos.

            Ainsi chaque matin, je m’en vais dans notre tour d’ivoire et de béton lavalienne, rempli de ce paradoxe terrible que cause la confrontation de l’idéal démocratique de notre philosophie humaniste et le besoin cupide et implacable d’être plus performant que mon prochain. Pour rester « dans le jeu ». Ce paradoxe est le même que celui de l’enfant-soldat africain massacrant des innocents[13], au nom de la liberté contre l’envahisseur –souvent blancs-. Ce paradoxe est absurde et injuste.

 

 

Pour ne pas en finir

 

Après lecture de cette sombre narration, vous l’aurez compris, j ne cherche ni de systèmes ni de morales, mais des rêves et des armes pour le futur. Cela pour pouvoir vivre tout simplement. Et pourquoi pas redonner à l’étude philosophique sa puissance de déstabilisation des opinions dominantes, cette magie révolutionnaire[14] .Le lecteur vigilant ne verra guère de solutions apportées à notre drame quotidien. Comment nous sortir de ces douloureuses dichotomies ? Si j’avais des réponses à cela, je ne serai plus ici, je ne chercherai plus à philosopher. Mais ma philosophie est en réalité un verbe – que chacun devrait démocratiquement pouvoir conjuguer [15]- que nous devons chaque jour conjuguer au présent et à notre personne, la seule personne que nous ne connaitrons jamais vraiment.

 Ce « Je » qui est à chaque fois engagé lorsque nous parlons ou écrivons. A la fois coupable et victime de ses mots. Ce « Je » qui ne devrait chercher qu’une chose en philosophie ; l’autonomie, la force de réfléchir, de se déterminer soi-même, de ne pas jouer le jeu des ordres[16]. Je pense qu’il faut avoir conscience de cet engagement fondamental qui apparaît à chaque fois que notre pensée s’actualise par le langage. Ceci est ma seule recommandation pour tenter de gagner cette liberté, que nous fantasmons et qui nous manque tant.

 

            Cette liberté qui nous commande de ne jamais en finir.

 

 



[1] Tout le monde a bien lu Aristote en grec ancien non ?

[2] Liberté : c'est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu'ils ne
parlent ; qui demandent plus qu'ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la
mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour
la controverse, la dialectique, l'éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies
qu'aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre.

[3]  Tableau d’Adolphe Willette réalisé en 1884 au célèbre Chat Noir

[4] Voir Le Monde diplomatique de Janvier 2011 sur la contestation  universitaire

[5] Voir Stanley FISH,  Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Collection Penser/croiser, 1980

[6] Cyrano, devisant avec De Guiche sur le chapitre XIII de Don Quichotte, fut comparé à ce chevalier attaquant les moulins…

DE GUICHE
Qu'un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue!...

CYRANO
Ou bien dans les étoiles!

[7] Voir l’œuvre de Bachelard sur la poétique et la transcendance « aérienne » des Idées dans la création poétique

[8] Indignez-vous de Stéphane Hessel, sa lecture ne prend pas plus de 15 minutes et sa réflexion est longue de ses 93 ans.

[9] Particulièrement son ouvrage Les Héritiers : les étudiants et la culture

[10] Voir l’œuvre d’Adormo, et plus particulièrement Modèles Critiques

[11] Wikipédia : Pragmatisme en dit un plus long sur ce courant philosophique.

[12] Emmanuel KANT, Critique de la Raison Pure, dans l‘introduction il me semble.

[13] Comme c’est encore le cas dans de nombreux pays d’Afrique : Darfour, Erythrée etc…

[14] Pour cela, la lecture du Second Manifeste pour la philosophie d’Alain Badiou est très éclairante

[15] Malheureusement les menaces pesant sur les cours de philosophie au CEGEP ne vont guère en ce sens.

[16] Terry EAGLETON, Critique et théorie littéraire : une introduction, Paris, PUF, 1983

Publié dans fictions d'essai

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